dimanche 27 janvier 2008

Socialisme et République, article dans Utopie Critique

Socialisme et République
Par Albert Richez
Professeur de philosophie

Sommes-nous encore en République ? Depuis trop d’années, nous assistons à la destruction de ses valeurs : petits salaires non revalorisés bien que parfois sous le seuil de pauvreté, chômeurs suspectés de paresse mais tributaires de décisions d’embauches qu’ils ne maîtrisent pas, grands patrons qui reçoivent des prébendes financières sans rapport avec le bien-fondé d’un revenu et leurs responsabilités réelles, cadeaux fiscaux pour les plus riches, licenciements constants pour les opérateurs les plus modestes pour seuls motifs financiers, protection sociale menacée au profit d’un système d’assurance qui valorise le risque plutôt que la solidarité… Ces faits nous ramènent, sous couvert de prétendues « réformes », à l’époque antérieure à la conquête d’un statut citoyen des travailleurs. L’égalité s’efface, entraînant la liberté dans sa chute. Aujourd’hui, ceux, qui portent les valeurs du Socialisme, peuvent-ils, s’inspirant de Jaurès, réinventer la République ?
« … Ce que nous constatons, c’est que ce développement prodigieux du machinisme, qui en lui-même est un bien, a, dans le régime spécial de la production qui s’appelle le régime capitaliste, cet effet saisissant que, de plus en plus, la puissance économique appartient à un nombre plus restreint de producteurs, qu’il devient, de plus en plus, impossible au simple salarié, à celui qui n’a que ses bras, d’arriver à l’indépendance, à l’autonomie, à la propriété ; que le régime actuel est la lente et cruelle expropriation de ceux qui n’ont pas les grands capitaux, et qu’il prépare cette concentration souveraine du capital que nous voulons réaliser, nous, pour restituer à tous les travailleurs, dans la propriété nationale, leur part des instruments du travail » (1)
Ce discours de Jaurès réveille en nous des questions essentielles. Qu’est devenu ce socialisme là alors qu’aujourd’hui, acceptant la « victoire du capitalisme », des soi-disant socialistes prétendent le domestiquer !(2) Baisses d’impôts, invention de système d’épargne capitalistique, laisser-faire face à des services publics qui se délitent parce qu’ils deviennent marchands, rien ne les rebute plus. Et, en raison d’une alliance « social démocrate » européenne, tel reste le « credo » de beaucoup d’entre eux, qui osent même, pour demeurer proches de leurs alliés, ne pas respecter le vote de leur peuple !(3) Non, nous avons besoin de nouveaux engagements dignes de Jaurès !
Car la réalité économique, sociale et politique est encore celle d’un combat de classes. Economiquement et politiquement, l’aliénation du travailleur s’est même accentuée, car elle s’est mondialisée ; contrairement à ce que Marx avait prédit, le capitalisme n’a pas succombé à la loi du nombre ; il a systématisé son pouvoir. Après avoir laissé croire qu’il pouvait négocier avec les travailleurs, lors du fordisme puis des Trente Glorieuses, il donne de plus en plus raison à Marx : jamais, la valeur « travail » n’a été aussi éloignée de la réalité « travail » ; se moquant du sens des mots, il arrive même que la valeur « actionnariale » se fasse passer pour la juste rémunération d’un travail ! Spéculation généralisée, matières premières plus rares et plus chères, des deux côtés de la chaîne de la valeur à créer, l’étau se resserre sur la « variable » la plus fragile, celle du travail atomisé, dispersé sur toute la surface du globe et apparaissant divers dans ses modes et intérêts d’exploités, d’où la difficulté d’en rassembler les forces pour en refaire une classe, celle des exclus de la plus value qu’il crée! La loi mondiale des hommes n’est plus qu’économique ; et tout discours, comme toute prétention de pouvoir politique maître de ses choix parce que proche des citoyens, est suspecté et souvent bafoué. Qu’elles sont loin, en France et dans le Monde, les valeurs de la République et du Socialisme !
Et justement la pensée de Jaurès peut aider à redonner une vision différente aux exploités du Capital.
Car il a appris le sens de l’exploitation au travers de sa propre vie. Il était issu d’une bourgeoisie provinciale, non du peuple des pauvres ; mais ses expériences politiques lors de ses campagnes électorales au contact des mineurs et des verriers de Carmaux, sa proximité des grévistes protestant contre le renvoi de leur responsable syndical Jean-Baptiste Calvignac, lui ont appris ce que signifiait la lutte des classes qu’il intégra à sa culture politique de républicain et de socialiste. Contesté dans son parti, même comme créateur et directeur de « L’Humanité », il ne dût son influence politique qu’à sa proximité des travailleurs et à son courage lors de leurs conflits. Agent du rapprochement de son parti avec les syndicats, il approuva tout combat social qui s’ancrait dans une vision politique rassemblant classe ouvrière et petite paysannerie, nourries l’une et l’autre aux idéaux de la grande révolution française. Parce qu’il mesurait les limites de la démocratie parlementaire et des partis nationaux, c’est vers l’action internationale qu’il se tourna pour rechercher l’unité de la classe ouvrière qui aurait pu éviter la guerre. Son expérience des conflits coloniaux rejoint la nôtre lorsque nous analysons les raisons des guerres qui secouent notre planète aujourd’hui : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». (4) Sa mort tragique est ainsi apparue comme un échec de l’unité, de la paix et de la transformation sociale.
Que peut-il nous apprendre sur ce lien étroit et quasi naturel entre Socialisme et République ?
D’abord, que l’absence de références idéologiques de beaucoup de ceux qui prétendent représenter le socialisme actuel est d’abord l’acceptation de l’idée suivant laquelle la pensée et les valeurs républicaines passent après « l’économisme » du Consensus de Washington (5) ; cette position relève dans leur esprit d’une nécessité fatale liée au dépassement du « politique » par une économie mondialisée ; dès lors, l’Etat perd sa primauté ; la capacité technique l’emporte sur la volonté politique ; le suffrage universel perd son sens et la relativité idéologique s’installe ! Ainsi se développe une situation aux antipodes de ce que souhaitait le grand socialiste lorsqu’il proclamait : « …par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement ; ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres ; mais, au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage… » (6). Valeurs universelles dans le temps comme dans l’espace ! Aujourd’hui comme alors, le rétablissement du « politique » passe par la réaffirmation combative des valeurs du Socialisme et de la République.
Bien entendu, aucune nation ne peut s’établir seule. Pas de République française sans reconnaissance politique des autres Nations et de leurs peuples. Mais pas de République sans recherche permanente de la cohésion sociale interne à la Nation, sans rapprochement du politique et du syndical ; les « règles économiques », en particulier le libre échange ne peuvent mettre en cause ces principes ! Et c’est leur refus, l’absence de stratégie de développement, la volonté d’asservir les peuples au nouvel ordre économique, qui mettent en péril la paix et développe des attitudes terroristes. C’est pourquoi l’internationalisme doit se récréer sur des bases qui étaient les siennes avant la guerre de 14, qui fondaient encore la pensée après la deuxième guerre mondiale (7), loin des dérapages mondialistes de prétendues régulations économique et commerciale qui, aujourd’hui, ne servent qu’à justifier l’ordre dominant. L’internationalisme du mouvement des travailleurs peut et doit conduire à un monde où les peuples, respectés dans leurs identités nationales, vivent en paix, dans l’égalité de rapports harmonieux parce qu’égaux.
« Le politique » doit retrouver sa place première, qui est la loi des peuples ; et « l’économique », procédé technique, doit s’inscrire au service de la République des citoyens du Monde ! Tel était le message de Jaurès qui donna sa vie pour la paix et le progrès social.

Notes :
(1) Discours de J Jaurès à la Chambre des Députés, 21 novembre 1893.
(2) Un Social Libéralisme à la Française ?, de la Fondation Copernic, Editions La Découverte.
(3) Voir leur mépris du vote du 29 mai 2005.
(4) Cité par Madeleine Reberioux, p 1025, Encyclopédie Universalis, 1996.
(5) Le Consensus de Washington, modèle néo-libéral de gestion du monde a ses règles : croissance économique maximale, libre-échange tendant vers l'absolu; liberté des mouvements de capitaux et de l'investissement, déréglementation et réduction du rôle de l'Etat; privatisation des services publics, maîtrise stricte de l'inflation et taux d'intérêts élevés.
(6) Discours à la Chambre des députés, 21 novembre 1893.
(7) Charte de La Havane.